Depuis les années 2000 il y a une forme de doctrine bien-pensante qui invite les managers au « management bienveillant ». Cela devient même une forme d’injonction quasi universelle. Combien de formations en management, combien d’articles, de conférences, de livres forment nos managers à la responsabilité du bien-être de leurs collaborateurs. Cette Responsabilité avec un grand R censée apporter performance chaque jour avec le sourire, fidélité, bien-être, équilibre professionnel et personnel, développement des potentiels et j’en passe. Tout cela sans aucun stress ni tension ! Combien d’histoires culpabilisent nos managers de ne pas le faire ou de ne pas avoir les bonnes méthodes ?
A l’inverse, avez-vous déjà lu un article sur « comment être bienveillant avec son manager » ou « comment aider son manager à s’épanouir dans son job » ? Bien-sûr aucun.
Et si on se trompait ?
Moi-même j’ai longtemps fait la promotion de cette doctrine et je prône toujours des relations bienveillantes dans l’entreprise. Mais ne fait-on pas fausse route à faire reposer toute la responsabilité du bien-être en entreprise sur les épaules des managers ? Je me pose la question aujourd’hui, et ce pour trois raisons.
Tout d’abord parce que faire reposer la responsabilité de son propre bien-être sur l’autre, c’est se déresponsabiliser soi-même de son propre bien-être. Qui sommes-nous, humains libres et responsables pour laisser notre bonheur dans les mains de celui qui nous paye ? Avons-nous envie d’être dépendants d’un « maître du bonheur » ? Bien sûr que non, et pourtant c’est ce que nous prônons dans ce management. Pouvez-vous demander à votre conjoint d’être seul responsable de votre bonheur ? Vous en conviendrez, le bonheur n’est jamais la responsabilité de l’autre, mais avant tout de nous-même et dans un second plan « du nous », c’est-à-dire le couple. Il en va de même pour le bien-être des collaborateurs. Chacun est son propre responsable du bonheur.
Pire, déléguer son propre bonheur à l’autre est la première marche vers une forme de soumission à l’autorité. Cela nous ramène à un management patriarcal, adulte/enfant alors même que cette forme de management est remise en cause au 21ème siècle.
Enfin, le manager est un salarié comme les autres qui doit gérer son propre équilibre. Doit-il également en déléguer la responsabilité à son manager qui fera de même avec le sien, et ainsi de suite ? Le bien-être serait-il un jeu de dominos qui commence en haut de la pyramide et qui nous le reverserait comme ces cascades de champagne à plusieurs étages ? Cette vision n’est plus d’actualité dans une entreprise du 21ème siècle dont la pyramide s’aplatie et devient organique, flexible, agile, et dont les relations internes sont multiples et transversales.
Qui a vraiment le pouvoir du bien-être et du bonheur ?
J’entends déjà ceux qui me rétorqueront que l’entreprise a le pouvoir parce qu’elle fournit un job, un cadre, un salaire et qu’elle décide d’une structure, d’une organisation, d’une sécurité ou non. Bref, elle décide de tout, donc elle est responsable de tout, même du bonheur. Mais un salarié a autant de pouvoir, à commencer par la possibilité de dire non et d’aller voir ailleurs. Il a le pouvoir de sa propre motivation, de sa disponibilité, de ses compétences, de son temps qu’il vend, et une fois dans l’entreprise de sa propre performance !
On a l’habitude de considérer qu’il y a l’entreprise qui est forte parce qu’elle « offre » un emploi face à un « demandeur » d’emploi qui lui, serait faible car il est en demande. « Lui » est instable car sans travail, « Elle », représente la sécurité. Mais le monde a changé, et si on prend l’histoire dans le bon sens, l’entreprise cherche autant que le salarié. Le demandeur d’emploi peut être faible face à un marché en crise, mais il ne sera jamais faible face à une entreprise.
Il en est de sa responsabilité de découvrir avant d’y entrer les dessous de cette dernière, sa culture, ses valeurs, et d’évaluer son « chef » autant que l’entreprise le fera à son égard. Il est de notre responsabilité de choisir notre voie, d’être le meilleur ou de se remettre en cause si les portes se ferment. Ce qui nous bloque ce sont nos propres choix, mais surtout nos doutes, notre propre inaptitude à être responsable de nous-mêmes et d’en assumer les conséquences. Combien de temps allons-nous encore nous déresponsabiliser de notre propre bonheur ?
Les 3 catégories de manager malveillant
C’est vrai, nous sommes dans une transition de société et les vestiges du passé, de l’entreprise patriarcale laissent des traces. Mais le passé est le passé et il est temps d’être honnête avec nous-même et de redevenir responsable de notre propre bien-être.
Manager est probablement l’un des rôles les plus compliqué de l’entreprise de ce début de 21ème siècle. Le manager semble intouchable alors qu’il est un rouage comme un autre, dépendant d’une stratégie qu’il n’a pas décidé, de moyens toujours limités, de son propre manager parfois, mais aussi de son équipe, des humeurs, des forces et des faiblesses de chacun. Il est tel un funambule qui essaye de renforcer le fil qui le tient. Parfois il y arrive, parfois non. Et parfois c’est lui qui tombe.
Vous me direz qu’il y a beaucoup de managers qui abusent de leur pouvoir. C’est vrai. Mon expérience m’amène à les classer en trois catégories.
- Ceux qui ont le syndrome de l’enfant battu ou du bizut qui se venge inconsciemment de ce qu’il a subit. Pour eux, les formations en management ne servent à rien. Il leur faut au mieux un coaching, sinon une thérapie.
- Ceux qui ont pris la grosse tête, consciemment ou non de leur réussite par rapport aux autres. Car oui, être manager c’est toujours être « au-dessus » des autres. La fameuse pyramide. Pour eux, les formations au management bienveillant ne servent à rien non plus. Il leur faut des formations en humilité.
- Enfin, et c’est le plus grand nombre à mon sens, ceux qui deviennent durs, ou distants parce qu’ils ont pris des coups et parfois de leur propre équipe. Un départ, un conflit, un collaborateur qui lui fait payer une décision, la culpabilité du mal-être d’un membre de l’équipe, ou les expériences douloureuses de leurs confrères ou subordonnés : Burn out, rébellion, licenciement du jour au lendemain, prudhommes, etc. Combien de managers sont dans le doute de leurs propres choix, de leurs propres méthodes, des impacts de leurs décisions, de leur propre équipe, ne serait-ce que quelques jours.
Combien finissent par être dans le déni de la satisfaction ou non de leur équipe, face à leur propre survie et la pression quotidienne venant d’en haut comme d’en bas. On pourra dire qu’« on les paye pour ça ! ». Mais l’argent n’a jamais fait l’équilibre psychique d’une femme ou d’un homme. Alors ils feront involontairement retomber cette tension sur les autres, qui ne comprendront pas pourquoi elle leur « tombe dessus ».
Il faut changer toute la vision managériale !
Il faut donc arrêter de parler de « management bienveillant ». Pour être bienveillant un manager doit d’abord être bien avec lui-même. Demandez à une personne fatiguée de rayonner et de diffuser le bonheur autour d’elle ? C’est impossible. Pour rendre les autres heureux, il faut d’abord être heureux soi-même. Est-ce possible ? Globalement oui, si le/la concerné/e en a la philosophie. Est-ce possible tout le temps au quotidien : Non
Ensuite ouvrons ses formations au plus grand nombre. Mieux, créons des ateliers « l’équipe bienveillante ». La bienveillance ce n’est pas uniquement un flux de bien-être d’un chef vers ses salariés. C’est aussi un flux de bien-être du salarié vers son chef. Et des salariés vers les autres salariés. C’est une équation triangulaire gagnant-gagnant-gagnant.
L’entreprise est à l’image de la société. Avec des réussites, des échecs, des conflits et des joies. Mais elle a de différent que chacun a un rôle à jouer chaque jour, qu’on ne peut s’en détacher sans peser sur les autres et qu’on est payé pour cela. L’entreprise cumule les contraintes de l’équipe avec la pression de la performance quotidienne et la chasse à l’inaction ou la mauvaise action. Elle est donc naturellement complexe et parfois difficile. Il faut l’assumer et arrêter de reprocher à l’autre le moindre écart, la moindre faiblesse, sa propre détresse. L’entreprise a aussi des frontières et des portes pour en sortir si on ne l’aime plus ou faire sortir ceux qui empêchent les autres de s’épanouir dans leur job. Ceux-là doivent trouver leur voie ou leur entreprise.
Accepter les faiblesses comme levier managérial
Enfin, il faut que les managers acceptent leurs faiblesses et que les salariés arrêtent de les subir. C’est aussi ça l’entreprise émotionnelle. Un manager a le devoir de ne pas être un mur émotionnel. Il a le devoir de dire qu’il ne comprends pas, qu’il a besoin de clés, qu’il n’a pas la solution, qu’il attend du soutien de son équipe, qu’il ressent de la colère, de l’incompréhension, de la solitude, de la peur. L’équipe est là pour le soutenir car soutenir son chef c’est soutenir le premier pilier de son bien-être. A condition bien-sûr qu’il sache s’ouvrir comme un humain et non comme un robot sans âme. A condition aussi que l’équipe ait un sens et une âme. Et enfin, qu’il se sente écouté et compris.
Ainsi c’est toute une philosophie d’entreprise et de management qu’il faut revoir. Créer des entreprises bienveillantes pour tous n’est pas illusoire. Il ne s’agit pas de croire que tout le monde doit être heureux tout le temps quoi qu’il fasse. Il s’agit d’accepter les faiblesses de chacun et du système et se soutenir mutuellement, développer une intelligence émotionnelle globale et systémique. Le bonheur et le bien-être n’ont jamais été une histoire de hiérarchie, mais d’humains qui se côtoient et vivent ensemble dans un but commun.